Une nègresse dans le continuum colonial
A negress in the colonial continuum (scroll down for English baby)
Cher.e ami.e,
La journée d’hier a marqué le vingt-deuxième anniversaire du jour où je suis arrivée en France avec mes deux sœurs, pour rejoindre nos parents. Après avoir passé un an dans une ville près de Versailles où nous étions les seules noires de nos classes et où les gens refusaient de nous serrer la main à l’église, nous avons déménagé dans une ville où il y avait plus de minorités ethniques. Dans cette ville nous avons trouvé une communauté africaine et antillaise à l’église, communauté et foi qui a soutenu ma mère lorsqu’elle s’est retrouvée à devoir élever trois enfants toute seule avec un salaire de misère gagné en prenant soin des anciens des blancs à leur place, et sans allocations puisque nous n’y avions pas droit, de par notre nationalité. Parfois je me demande ce que je serais devenue si nous étions restées dans cette ville bourgeoise, j’aurais probablement été une assimilationniste dans la sunken place jusqu’au cou ; mais plus souvent je me demande ce que je serais devenue si j’étais restée grandir dans le pays qui m’a vu naitre.
Je me dis que j’aurais sûrement une meilleure estime de moi-même, car grandir en tant que fille noire dans un pays à majorité blanche n’aide pas à se construire une image de soi positive. J’aurais très certainement eu moins d’opportunités économiques car la Côte d’Ivoire est la fille ainée de la Françafrique, cet hydre violent qui nous maintient sous ses griffes et ne semble pas vouloir mourir ; et étant donné que ma famille ne fait pas partie de la bourgeoisie comprador du pays qui vendent le pays moins cher, l’extrême pauvreté et le manque d’opportunité aurait sûrement fait partie de mon quotidien, comme elle fait partie du quotidien de la majorité des ivoiriens. Peut-être que comme bon nombre de jeunes femmes ivoiriennes, je me serais précipité dans le mariage et le foyer pour avoir un toit sur la tête, j’aurais essayé de trouver un homme riche pour garantir mes besoins de bases. Mais j’en doute, déjà je ne suis pas assez jolie et je n’ai pas assez de patience avec les hommes pour ça mais j’aime à penser que j’aurais toujours été féministe car ma famille est pleine de femmes à fort caractère, divorcées, séparées ou non mariées, assises tranquillement dans notre village car elle n’arrive pas à supporter les hommes sur le long terme. Peut-être que comme la majorité des ivoiriens j’aurais eu un complexe d’infériorité et un une adoration de la blanchité et de la Francité. Peut-être que j’aurais considéré ma peau moyennement claire comme une bénédiction divine grâce aux compliments quotidiens. Peut-être même que j’aurais commencé à « entretenir » (comprendre : éclaircir) cette peau claire de peur de perdre les mini-privilèges que le colorisme ambiant m’aurait apporté.
Personne ne peut savoir le genre de personne que je serais devenue, comment je me serais développée, mais puisque je suis une personne noire qui a développé une conscience raciale découlant du fait d’avoir grandi dans le ventre de la bête, quelqu’un qui a fait ses devoirs et a complété ses lectures anticoloniales et antiracistes, qui sait qui elle est, d’où elle vient et qui connait sa place dans le monde, je sais qu’aucune proximité avec la blanchité, aucun passeport français et aucune sécurité sociale ne me fera oublier que à Abidjan, à Paris ou à New York je suis une femme noire dans le continuum colonial. Oui en effet, le Bolloré qui fait travailler des enfants dans ses champs d’huile de palme en Afrique de l’ouest est le même Bolloré qui finance des chaines françaises qui vomissent de la rhétorique raciste d’extrême droite H24 et manipule l’opinion publique. L’armée qui a bombardé le quartier de mon père à Abidjan pendant la crise post-électorale de 2012 est la même armée déployée dans nos quartiers et dans les outre-mers. Et Aucun espèce de micro-privilège accordé à certains d’entre nous ou de proximité avec la blanchité ne devrait nous faire oublier cela. Je sais que pour bon nombre de mes semblables, il est rassurant de se dire qu’en étant les bons noirs, les noirs gentils, les noirs qui font des études et s’élèvent socialement, les noirs intégrés, les noirs de paix et d’amour, les noirs qui ne se rebellent pas, ne se révolte pas, ne s’énervent pas, ne partagent même pas une publication antiraciste sur instagram, ils seront protégés de l’oppression quotidienne de la suprématie blanche. C’est rassurant car ça voudrait dire que le racisme a une rationalité, qu’il répond à des faits et non à des fantasmes. C’est rassurant car je le comprends, dans une certaine mesure nous devons tous nous mentir à nous-même pour pouvoir réussir à se lever et à vivre tous les jours dans ce monde capitaliste, raciste, impérialiste hétéropatriacale sans devenir fou.Ce n’est pas pour rien que de nombreux activistes souffrent de dépression et de burn-out. Ce n’est pas pour rien que bon nombre de mes camarades afroféministes de la première heure ont jeté l’éponge. Il n’empêche que les petits mensonges qu’on se dit à nous même ne remplaceront jamais la réalité qui existe et qu’on voit de nos propres yeux tous les jours. C’est le racisme systémique qui créé la révolte, et non contraire.
L’inversion des responsabilités restent l’une des tactiques de la suprématie blanche les plus éculées. Oui, la haine que l’on donne revient toujours comme un boomerang. Kwame Ture nous a dit que pour que la non-violence fonctionne, il faut que l'adversaire ait une conscience. Les États-Unis n'en ont pas. La France non plus, tout comme les autres puissances néocoloniales. Zora Neale Hurston nous a dit que si on ne dit rien de notre douleur, on nous tuera et on dira qu’on a aimé ça. Jean jacques Dessalines et Toya Victoria Montou, deux des leaders de la révolution haitienne nous on dit « Koupe Tèt Boule Kay », Couper des têtes et brûler des maisons. Il n’y a pas de liberté sans lutte, seul la lutte libère. Je ne peux pas savoir ce que je serais devenue si j’avais grandi à Abidjan mais je sais que si l’humanité de succombe pas au changement climatique (qui est à la faute de ces mêmes puissances coloniale), mon peuple a l’avenir de son côté. Je suis fière d’être issue d’un peuple qui a théorisé et imaginé la liberté à son plus haut degré et qui n’arrêtera jamais de lutter dans cette direction, qu'il faille pour ça brûler quelques voitures ou non.
J'ai réfléchi à partager avec vous un film sur les violences policières en France mais aucun de ceux que je n'ai vu m'ont semblé satisfaisant et à la hauteur de la réalité. Je déteste l'absence de femmes et de filles dans ces films et je déteste particulièrement le personnage du "bon flic" qui y est toujours intégré comme le personnage du "bon blanc" est intégré aux films sur la ségrégation aux US. Personnage qui n'existent pas dans la réalité, mais il faut bien rassurer les dominants et renforcer leur croyance que face à l'injustice, eux ils feraient ce qu'il faut (ce qui n'arrive bien sûr pas dans la réalité.) A la place je vous recommande d'aller voir ou revoir le clip " brûle" de Sniper, sorti en après les révoltes de 2005 et de bien écouté les paroles, car en 20 ans, absolument rien n'a changé, au contraire, je dirais que la situation a empiré.
https://www.youtube.com/watch?v=1MI6ADAb-ms
My dear friend,
Yesterday marked the twenty-second anniversary of the day I arrived in France with my two sisters, to join our parents. After spending a year in a town near Versailles where we were the only black girls in our classes and people refused to shake our hands in church, we moved to a town where there were more ethnic minorities. In that town we found an African and West Indian community in church, a community and faith that supported my mother when she found herself having to bring up three children on her own on a meager salary she earned taking care of white people elderly and with no benefits because we weren't entitled to them due to our nationality. Sometimes I wonder what I would have become if we'd stayed in that middle-class town, I'd probably have been an assimilationist up to my neck in sunken place; but more often I wonder what I would have become if I'd stayed to grow up in the country where I was born.
I tell myself that I'd probably have better self-esteem, because growing up as a black girl in a predominantly white country doesn't help you build a positive self-image. I would certainly have had fewer economic opportunities because Côte d'Ivoire is the eldest daughter of Françafrique, that violent hydra that keeps us under its clutches and doesn't seem to want to die; and given that my family isn't part of the country's comprador bourgeoisie who sell the country for less, extreme poverty and lack of opportunity would surely have been part of my daily life, just as it is part of the daily life of the majority of Ivorians. Perhaps, like many young Ivorian women, I would have rushed into marriage and the home to have a roof over my head, I would have tried to find a rich man to guarantee my basic needs but I doubt that, I'm not pretty enough and I don't have enough patience with men for that, but I'd like to think I would have been a feminist because my family is full of strong-willed women, divorced, separated or unmarried, sitting quietly in our village because they can't stand men in the long term.Perhaps, like most Ivorians, I would have had an inferiority complex and an adoration of whiteness and Frenchness. Maybe I would have considered my relatively light skin a divine blessing thanks to the daily compliments. Maybe I'd even have started to 'maintain' (i.e. lighten) this complexion for fear of losing the mini-privileges that the prevailing colourism would have brought me.
No one can know what kind of person I would have become, how I would have developed, but since I am a black person who has developed a racial consciousness as a result of growing up in the belly of the beast, someone who has done her homework and completed her anti-colonial and anti-racist reading, who knows who she is, where she comes from and her place in the world, I know that no proximity to whiteness, no French passport and no social security will make me forget that in Abidjan, Paris or New York I am a black woman in the colonial continuum.
Yes indeed, the Bolloré who makes children work in his palm oil fields in West Africa is the same Bolloré who finances French channels that spew racist far-right rhetoric 24 hours a day and manipulates public opinion. The army that bombed my father's neighborhood in Abidjan during the 2012 post-election crisis is the same army deployed in our neighborhoods and in French colonies in the Carribean also known as “overseas regions”. No kind of micro-privilege granted to some of us or proximity to whiteness should make us forget that. I know that for many of my peers, it's reassuring to think that by being the good blacks, the kind blacks, the blacks who study and rise socially, the integrated blacks, the blacks of peace and love, the blacks who don't rebel, don't get angry, don't even share an anti-racist post on Instagram, they will be protected from the daily oppression of white supremacy. This is reassuring because it would mean that racism is rational, that it is based on fact and not fantasy. It's reassuring because I understand that, to a certain extent, we all have to lie to ourselves in order to be able to stand up and live every day in this capitalist, racist, imperialist, heteropatriarchal world without going mad. It's not for surprising that many of my comrades activists suffered from depression and burn-out. It's not surprising that many of my fellow Afrofeminists fighting against the racist state, misogynoir black men and white feminists have thrown in the towel.
The fact remains that the little lies we tell ourselves will never replace the reality that exists and that we see with our own eyes every day. It is systemic racism that creates revolt, not the other way round. Reversing responsibility remains one of the most hackneyed white supremacist tactics. Yes, the hatred you give out always comes back like a boomerang. Kwame Ture told us that for non-violence to work, the opponent must have a conscience. The United States doesn't have one. Neither does France, nor the other neo-colonial powers. Zora Neale Hurston told us that if we remain silent about our pain, they'll kill us and say we liked it. Jean Jacques Dessalines and Toya Victoria Montou, two of the leaders of the Haitian revolution, told us to "Koupe Tèt Boule Kay", to cut off heads and burn houses. There is no freedom without struggle, only struggle liberates. I can't know what would have become of me if I'd grown up in Abidjan, but I do know that if humanity doesn't succumb to climate change (which is the fault of these same colonial powers), my people have the future on their side. I'm proud to come from a people who have theorised and imagined freedom to the highest degree and who will never stop fighting in that direction. Whether a few car need to burn for that, or not.
I've thought about sharing a film with you about police violence in France, but none of the ones I've seen have seemed satisfactory or up to reality. I hate the absence of women and girls in these films and I particularly hate the character of the "good cop" who is always integrated into them in the same way that the character of the "good white person" is integrated into films about segregation in the US. These characters don't exist in reality, but they're there to reassure the dominant classes and reinforce their belief that they'll do the right thing in the face of injustice (which, of course, doesn't happen in reality.) Instead, I recommend that you watch or re-watch Sniper's "brûle" video clip, released after the 2005 uprisings. Listen carefully to the lyrics, because in 20 years, absolutely nothing has changed - on the contrary, I'd say the situation has got worse.