Comment on dit "Pouvoir" dans ta langue maternelle ?
How do you say "Power" in your mother tongue? (scroll down for English)
J’écris ces lignes alors que je suis en train d’attendre mon vol pour Abidjan à l’aéroport Murtala Mohamed de Lagos. Je viens de passer une semaine et demie partagée entre le travail et le plaisir. C’était mon premier voyage au Nigeria et je me demande encore pourquoi ça m’a pris autant de temps pour y mettre les pieds. Pourquoi je vais toujours au Ghana ? Je n’aime même pas le Ghana. Enfin bon, je suis enfin allée au Nigeria. En voilà une bonne chose de faite. J’ai passé la première semaine presqu’enfermée dans une salle de conférence d’un hôtel à Abuja où j’ai participé à la co-création de l’identité et de la stratégie d’une organisation queer Ouest-africaine dont les membres tous et toustes fabuleux m’ont rappelé à quel point les personnes queer africaines sont l’incarnation même du slogan « don’t agonize, organize ». Lors d’un exercice en petit groupe où on devait trouver un slogan, mes collègues m’ont demandé comment on dit « pouvoir » dans ma langue maternelle car nous voulions traduire le slogan « le pouvoir aux personnes Queers » en une ou plusieurs langues africaines. Je me suis trouvé encore une fois à devoir dire avec un peu de honte « je sais pas, je parle pas ma langue maternelle ».
La première fois de ma vie où j’ai dû dire cette phrase à voix haute est la première fois que je me suis rendue compte que ce n’était pas normal. J’avais environ 8 ou 9 ans et je ouais avec des copines en bas de mon bâtiment du quartier du Lycée Technique à Abidjan. Pendant qu’on jouait, la mère d’une de mes copines l’a appelé et lui a posé une question en Gouro, question à laquelle ma copine a répondu en Gouro également. J’étais super choquée et je lui ai demandé « tu parles Gouro ? » d’un air ébahi, elle m’a répondu d’un air assez arrogant « Bien sûr que je parle Gouro, c’est ma langue maternelle, pourquoi je ne la parlerais pas ? » et cette réponse a fait exploser mon petit cerveau de 8 ou 9 ans. Tu sais, en côte d’Ivoire, les personnes de ma génération nées dans la capitale parlent rarement leurs langues indigènes. A l’exception de quelques groupes ethniques, tout le monde parle français, tout le monde a des prénoms chrétiens français et pour celles et ceux qui ont des prénoms locaux, c’est souvent les versions africanisées de prénoms arabes comme Bintou par exemple, qui vient de Bent, fille en arabe. Une chose qui m’a marqué lorsque j’ai commencé à voyager et que j’ai rencontré d’autres africains anglophones, des nigérians, des ghanéens, des Kenyans etc. C’est que tous et toutes portaient des prénoms indigènes. C’était encore plus choquant pour moi la première fois que je suis allée au Ghana car l’ethnie de ma mère est une ethnie du groupe Akan. La plus grande partie du groupe Akan se trouve au Ghana et donc les gens au Ghana ont souvent des noms et prénoms qui en Côte d’Ivoire ne sont plus que des noms de famille, ou des noms du « passé ». Après la réalisation à 8 ou 9 ans que le français n’était en fait pas ma langue maternelle, j’ai passé le reste de ma vie à supplier ma mère de me parler sa langue. Elle trouvait toujours de bonnes excuses pour ne pas le faire. Elle m’a même ramené un dictionnaire de Baoulé quand j’avais 13 ans au lieu de tout simplement me parler en Baoulé, comme si nos langues locales pouvaient s’apprendre dans un dictionnaire. Plus tard je lui ai pardonné ; la colonisation française contrairement à la colonisation britannique avait pour but l’assimilation totale et un enfant qui comme ma mère a été battue et humiliée pour avoir parlé sa langue à l’école ne va pas grandir en considérant que sa langue est quelque chose qui a assez de valeur pour être transmis. Cependant, je continue de trouver ça quand même aberrant que ma mère ne voyait aucun problème à parler sa langue à ses sœurs autour de nous, mais ne trouvait pas ça choquant que ses enfants n’en comprennent pas un mot. C’est quand même déjà mieux que mon père qui lui parle à peine le Bété, même avec ses frères et sœurs. Au moins j’ai des notions Baoulé. Des notions infimes mais des notions quand même. Je suis sûre que je connais plus de mots en Yoruba du fait d’être une bébé des Orisas, qu’en Baoulé. Je suppose que c’est « l’Afrique qui gagne » comme le dit l’expression ivoirienne.
Aujourd’hui j’ai 33 ans et je suis linguiste (entre beaucoup d’autres choses). Je suis allée à l'université pour apprendre et parler quatre langues coloniales. Bien que ces langues m'aient permis d'entrer en contact avec de nombreuses personnes noires (par exemple je peux aller n'importe où en Afrique et aux Amériques et communiquer correctement avec les habitants), je ressens toujours un peu de honte quand je dois avouer à voix haute que je ne parle pas ma langue maternelle, même si j'ai compris depuis longtemps que ce n'est pas à moi de porter cette honte. Je revis à Abidjan depuis 2 ans et demi et même ici, il est très difficile d'apprendre les langues car la lingua franca est le français. Il n'y a pas de langue locale générale que les gens parlent pour communiquer même s'ils ne font pas partie de ce groupe ethnique particulier, comme le lingala au Congo par exemple, ou le Wolof au Sénégal. En plus de cela, comme je l'ai déjà mentionné, beaucoup de gens ne parlent pas leur langue et quand je trouve quelqu'un qui parle baoulé, c'est souvent un baoulé légèrement différent de celui que parle ma mère, donc à moins que je ne passe du temps dans mon village, je ne pense pas que ce sera possible d’apprendre cette langue en restant à la capitale. Je ne pense pas qu'il me sera possible d'apprendre. J'ai toujours pensé que si j'avais des enfants, j'aimerais leur transmettre la langue de ma mère et reconstruire ce pont qui a été rompu par la colonisation française. Mais je pense de plus en plus que cela n'arrivera pas. Quand on étudie une langue à l’université, on étudie aussi la civilisation des peuples attachés à cette langue, parce qu'une langue représente plus qu'un moyen de communication, une langue contient la philosophie, la vision du monde, la spiritualité, la créativité d’un peuple et lorsqu’elle disparaît, tout cela disparaît avec elle. Ce n'est pas pour rien que les Français ont essayé d'effacer les langues locales partout où ils sont allés. Humilier les enfants avec des colliers de honte lorsqu'ils parlaient leur langue était un moyen de les faire rejeter leur langue, de faire d'eux des coquilles vides à remplir de propagande coloniale.
A la fin de cette journée de travail, j’ai appelé ma mère pour lui rappeler encore une fois que je n’ai pas pu répondre à une question concernant ma langue maternelle et que tout ça c’etait de sa faute. Ensuite, je lui ai demandé comment on dit le mot pouvoir en Baoulé. Elle m’a dit le mot que j'ai déjà oublié, mais ce dont je me souviens, c'est que pour dire pouvoir, les Baoulé disent "tenir le monde dans sa main". C'est beau, non ? Ce que j’adore le plus dans les langues locales africaines c’est que les mots sont plus que des mots, ce sont des concepts entiers. Enfin bon, maintenant que j'ai un travail moins prenant, je pense qu'il faut que je passe le cap, que je fasse mes valises et que j'aille passer du temps au village car ce sera la seule façon d'apprendre. Je vous tiendrai au courant si je franchis enfin ce pas.
Cette semaine je vous propose d’écouter deux chansonsrétros en Baoulé que j’aime beaucoup. La première c’est M’acko, une chanson d’Antoinette Konan, la reine de l’Ahoco, un instrument que mon ami Ambroise maitrise à la perfection. La chanson parle du fait de ne trouver sa place nulle part. Un thème qui me parle beaucoup.
La deuxième chanson de la semaine, c’est Biande de Reine Pélagie, où elle met en garde les jeunes filles contre les hommes de peur que celles-ci ne finissent le cœur brisé. C’est le Love is wicked Baoulé rétro^^ C’est une chanson que mon ami ambroise chante merveilleusement bien et m’a fait redécouvrir à mon retour à Abidjan. Cette newsletter est donc dédiée à mon ami Ambroise. Je lui souhaite que sa carrière musicale et qu’il aille porter les notes de l’Ahoco et les mots Baoulé au quatre coins du monde.
---------------------English--------------------------
How do you say "power" in your mother tongue?
I'm writing these lines while waiting for my flight to Abidjan at Murtala Mohamed airport, in Lagos. I've just spent a week and a half divided between work and pleasure. It was my first trip to Nigeria and I'm still wondering why it took me so long to get there. Why do I always go to Ghana? I don't even like Ghana. Anyway, I've finally been to Nigeria. That's a good thing done. I spent the first week almost locked away in a hotel conference room in Abuja, where I helped co-create the identity and strategy of a West African queer organization whose fabulous members reminded me just how much African queer people embody the slogan "don't agonize, organize". During a small-group exercise where we had to come up with a slogan, my colleagues asked me how to say "power" in my mother tongue, as we wanted to translate the slogan "power to queer people" into one or more African languages. Once again, I found myself having to say out loud, with a little shame, "I don't know, I don't speak my mother tongue".
The first time in my life I had to say that sentence out loud was the first time I realized it wasn't normal. I was about 8 or 9 years old and I was playing with some girlfriends outside, below the building I was living in with my family, in the Lycée Technique neighborhood of Abidjan. While we were playing, the mother of one of my friends called her and asked her a question in Gouro, to which my friend replied in Gouro too. I was super shocked and asked her "Do you speak Gouro?" with a bemused look on my face, to which she replied rather arrogantly, "Of course I speak Gouro, it's my mother tongue, why wouldn't I?" and this answer made my little 8 or 9-year-old brain explode. See, in Côte d'Ivoire, people of my generation born in the capital city rarely speak their native languages. Except for a few ethnic groups, everyone speaks French; everyone has French Christian names and for those who have local names, they're often Africanized versions of Arabic names like Bintou for example, which comes from Bent, meaning girl/daughter in Arabic. One thing that struck me when I started traveling and met other English-speaking Africans, Nigerians, Ghanaians, Kenyans, and so on, was that they all bore their indigenous African names with a few exceptions. It was even more shocking for me the first time I went to Ghana because my mother's ethnic group is Akan. Most of the Akan group is in Ghana, so people in Ghana often have first and last names that in Côte d'Ivoire are just family names or names from the "past".
After realizing at the age of 8 or 9 that French wasn't in fact my mother tongue, I spent the rest of my life begging my mother to speak her language to me. She always found good excuses not to. She even brought me a Baoulé dictionary when I was 13, instead of simply speaking to me in Baoulé, as if our local languages could be learned from a dictionary. Later in my life, I forgave her; French colonization, unlike British colonization, was aimed at total assimilation, and a child who, like my mother, was beaten and humiliated for speaking her language at school is not going to grow up thinking that her language is something valuable enough to pass on. However, I still find it aberrant that my mother saw no problem in speaking her language to her sisters around us, but didn't find it shocking that her children couldn’t understand a word of it. I guess It's better than my father, who barely speaks Bété, even to his brothers and sisters. At least I have some notions of Baoule. insignificant notions, but notions nonetheless. I'm sure I know more words in Yoruba, by ways of being an Orisa’s baby, than in Baoulé. I guess it's "Africa that wins" as the Ivorian expression goes.
Today I'm 33 and I'm a linguist (among many other things). I went to university to learn to speak four colonial languages. Although these languages have enabled me to create bonds with many black people (for example, I can go anywhere in Africa and the Americas and communicate properly with the locals), I still feel a little ashamed when I have to admit out loud that I don't speak my mother tongue, even though I realized a long time ago that it's not up to me to bear this shame. I've been living in Abidjan again for 2 and a half years, and even here it's very difficult to learn the local languages because the lingua franca is French. There's no general local language that people speak to communicate even if they don't belong to that particular ethnic group, like Lingala in Congo for example, or Wolof in Senegal.
On top of that, as I've already mentioned, a lot of people don't speak their languages and when I find someone who does, it's often a slightly different Baoulé from the one my mother speaks, so unless I spend some time in my own village, I don't think it will be possible to learn this language. I've always thought that if I had children, I'd like to pass on my mother's language to them and rebuild the bridge that was broken by French colonization. But I increasingly think that's not going to happen. When you study a language at university, you also study the civilization of the people attached to that language, because a language is more than just a means of communication; a language contains the philosophy, worldview, spirituality, the creativity of a people, and when it disappears, all that disappears with it. That’s the reason why the French tried to erase local languages wherever they went. Humiliating children with necklaces of shame, when they spoke their language in school, was a way of making them reject their language, of turning them into empty shells to be filled with colonial propaganda.
At the end of the day's work, I called my mother to remind her once again that I couldn't answer a question about my mother tongue and that it was all her fault. Then I asked her how to say the word “power” in Baoulé. She told me the word, which I've already forgotten, but what I do remember is that to say “power” Baoulé people say "to hold the world in one's hand". Beautiful, isn't it? What I love most about indigenous African languages is that the words are more than words, they're whole concepts. Anyway, now that I've got a less demanding job, I think I need to move on from the shame, pack my bags and go spend some time in the village because that's the only way I'm going to learn. I'll let you know if (when ?) I finally take that step.
This week I'd like you to listen to two Baoulé retro songs that I really speak to my soul. The first is M'acko, a song by Antoinette Konan, queen of the Ahoco, an instrument that my friend Ambroise masters to perfection. The song talks about not fitting in anywhere.
The second song of the week is Biande by Reine Pélagie, in which she warns young girls against men lest they want to end up heartbroken. One could say it’s the Baoulé version of the song Love is wicked ^^ It’s a song that my friend Ambroise sings wonderfully well and made me rediscover on my return to Abidjan. So, this newsletter is dedicated to my friend Ambroise. I wish him all the best in his musical career, and may he take the notes of Ahoco and words of the Baoulé language to the four corners of the world.