Salut la compagnie !
J'espère que vous avez passé de bonnes fêtes de fin d'année et que vous êtes bien rentrés dans la nouvelle année. Cette année, comme l'année dernière, je n'ai reçu aucun cadeau de qui que ce soit. J'ai grandi dans le catholicisme et dans la pauvreté, donc les cadeaux n'ont jamais été au centre des fêtes de fin d'année pour moi, ce qui n'est pas une mauvaise chose si vous voulez mon avis. D'ailleurs, le bon côté des choses, c'est que je n'ai pas eu à faire de cadeau à qui que ce soit non plus. Mais aujourd'hui, je veux vous offrir un cadeau sous la forme du septième chapitre de mon prochain roman. Il y a près de 300 personnes ici et quand je pense à vous tous qui lisez ce que j'écris dans votre lit, pendant votre trajet pour aller au travail, dans votre cuisine, etc. ça me semble être un nombre gigantesque. Je suis vraiment reconnaissante pour chacun.e d'entre vous. Alors, pourquoi le septième chapitre, vous vous demandez probablement. Eh bien, parce qu'il s'agit d'un chapitre sur lequel j'ai travaillé en tant que nouvelle indépendante lors d'une résidence d'écriture que j'ai effectuée l'année dernière. Il était censé être publié dans une anthologie après la résidence, mais presque un an plus tard, toujours rien, alors si vous connaissez une publication qui pourrait publier une telle nouvelle, faites-le moi savoir. Elle a été écrite à l'origine en français avec des éléments de français ivoirien, de langues locales et de nouchi (argot). En tant que fière autrice africaine, j’ai décidé de ne pas donner de lexique pour les mots en Nouchi et en langues locales. Si je suis une bonne écrivaine vous devriez comprendre leur signification et si non, eh bien vous allez les rechercher en ligne comme vous le feriez pour n’importe quelles autres langues, n’est-ce pas ? J'espère que vous l'apprécierez et qu'elle vous donnera envie de lire tout le livre. La seule chose que je vous demande en retour est un commentaire. Dites-moi ce que vous en pensez, et faites en sorte que ce soit constructif de préférence (C’est toujours mieux).
Bonne lecture!
Mousso Fariman
(Photo de Kingsley Osei-Abrah sur Unsplash)
Ce matin-là, je me suis réveillée avec la sensation de ne pas vraiment être là. Comme si un filtre nuageux avait été placé entre le monde et moi. ça allait encore être une de ces journées mortes-nées. J’avais tenté de m’occuper comme à l’accoutumée, sans succès. Toutes mes tentatives de distractions avaient été parsemées de vagues de larmes venues de je ne sais où, grognant derrière mes pupilles. Par ailleurs, la nausée que je trainais depuis mon réveil, couplée à la sensation de porter trente kilos de pierres chaudes au fond des entrailles, n'arrangeait pas les choses.
J’attendis que le soleil commence à se coucher avant de me décider à marcher de la maison de mon père à la Riviera Jardins, jusqu’au nouveau salon de Bintou, dans une dernière tentative pour sortir de mes ruminations mentales. J’étais arrivée il y a deux semaines, mais je ne lui avais pas dit car je voulais lui faire la surprise. Cela représentait deux semaines de vieillissement supplémentaire pour mes fausses fausses locks, qui suppliaient d’être défaites.Je n’avais encore jamais mis les pieds dans le nouveau salon de Bintou mais à travers nos conversations régulières, j’avais suivi tout le processus de sa création depuis mon appartement exigu situé près de la Colline du Crack: un parcours du combattant que représente la recherche de local dans cette ville, jusqu’au choix de la couleur des murs -les peintres devaient toujours être surveillés comme du lait sur feu si on ne voulait pas se retrouver avec une création originale sur ses murs - en passant par le paiement de la caution, astronomique. Les propriétaires avaient inventé de nouveaux frais qu’ils avaient nommés « pas de porte », et si on ne voulait pas se retrouver avec une vendeuse de Gbofloto devant son magasin, il fallait s’en acquitter.
M’extraire du froid parisien avait quand même aidé à réduire la sensation hélas familière d’avoir les deux pieds pris dans un étau serré au maximum. Je décidai donc de prendre le chemin le plus long pour faire un minimum d’exercice physique. En réalité, c’était la dernière chose dont j’avais envie mais « Un peu de mouvement c’est mieux que zéro mouvement », la phrase fétiche du docteur Kim, mon algologue-acupunctrice, résonnait plus fort dans mon esprit aujourd’hui. Je l’avais choisie au hasard sur le site Doctolib un jour de rage et de désespoir, après qu’un énième médecin m’ait dit qu’il ne voyait rien sur les images et que la douleur que je ressentais devait être dans ma tête. Docteur Kim elle m’avait accueillie, validée et rassurée dès la première séance. Abidjan n'étant pas une ville faite pour les piétons, donc en temps normal j’aurais pris un wôrô-wôrô pour parcourir les sept minutes à pied qui séparaient la maison de mon père du salon. Néanmoins, depuis que j'étais revenue, Daniel me promenait aux quatre coins de la ville dans sa Range Rover Sport grise. Le plaisir de vivre mes fantasmes de princesse du siège passager dans une voiture au confort optimal, escortée par un joli garçon sans produit ghanéen, était exacerbée par le soulagement de ne plus avoir à affronter le caractère handicapant des escaliers sans fin et des ascenseurs toujours en panne du métro parisien. Après toutes ces années d’amitié à distance, j’appréciais beaucoup la présence de Daniel et les longues discussions que nous avions à tout moment, mais surtout celles que nous avions dans sa voiture. Dans ces moments-là, la fraîcheur bienvenue apportée par la climatisation, la senteur légèrement citronnée du désodorisant pour auto et la sélection musicale toujours réussie de Daniel, nous coupaient du monde extérieur lorsque les embouteillages, le bruit et la chaleur menaçaient de faire apparaître agacement et mal de tête chez moi. J’aimais aussi nos silences. En général, les silences me mettaient mal à l’aise, mais Daniel était le seul à les rendre confortables.
Vers 17H30 j’enfilai mes baskets, mon legging et un t-shirt blanc où l’inscription “I love NY” écrite en lettres grasses me ramena deux ans en arrière, lors du dernier voyage que Leila avait insisté pour que nous fassions ensemble. Penser à elle au passé était étrange car s’il y avait bien une personne que j’imaginais dans ma vie jusqu’à la fin de celle-ci, c’était bien Leila. Avec le recul, je me rendais compte que ce voyage avait été le début de la fin de notre amitié. Sans laisser le temps à mon cerveau de libérer les souvenirs doux-amers des moments partagés avec elle, je pris la route menant vers le quartier des Elias. Lorsque nous étions enfants, Daniel, sa petite sœur Affiba, mes deux petites sœurs, Nadré et Elina, et moi-même formions une petite troupe qui adorait aller jouer avec d’autres camarades sur les petites collines herbeuses du quartier. Ces collines parsemées de bacs à sable, de balançoires vieillies, et de petits bancs en pierre résistant tranquillement à l’épreuve du temps étaient le terrain de jeu favori de notre joyeuse marmaille menée par Daniel et moi. Nous avions l’habitude d’explorer les chemins tortueux entre les immeubles bas portant les noms de plantes locales et les hautes tours nommées d’après les fleuves s’étendant à travers notre continent. Les souvenirs de l’insouciance de notre enfance et le contraste effarant avec la vie que je tentais de laisser derrière moi faisaient grossir la marée de larmes qui agitait son spectre menaçant depuis les premières heures de la journée.
J’arrivai bientôt à Anono, l’un des quelques villages Ebrié ayant survécu au développement de la capitale. Alors que je longeais le mur noirci du cimetière après avoir slalomé entre les voitures garées sur les trottoirs, je priai pour que celles qui contournaient habilement les nids-de-poule ne m'écrasent pas comme un moustique sur le mur du cimetière. J’imaginais déjà la publication virale sur Facebook :
Une benguiste morte écrasée contre le mur du cimetière d’Anono. Que son âme repose en paix.
A moins que les accidents ne soient tellement fréquents ici que ma disparition n’émeuve absolument personne. Entre deux regards inquiets vers les voitures qui arrivaient derrière moi en zigzaguant lentement, je me disais que décidément, je n’avais plus les capacités physiques de me battre avec l’urbanisme bancal de cette ville. C’est alors que j’arrivai au carrefour du marché d’Anono où, à ma grande surprise, la cacophonie générale ne me donna pas de migraine instantanée. Sortir à la fin de la journée alors que la chaleur et la lumière aiguë baissaient avait été une bonne décision. J’aperçus une vendeuse de Gnonmi, qui retournait ses beignets entourée de quelques clients qui attendaient déjà pour s’en délecter et je décidai de me joindre au semblant de queue. Le reste du chemin serait forcément moins pénible avec quelque chose à grignoter.
En portant à ma bouche le dernier beignet de mil au goût légèrement acide, je traversai la rue d’un pas pressé. Les voitures indisciplinées qui entraient dans le marché et celles qui en sortaient laissaient une brève brèche dans la circulation qu’il me fallait saisir, à moins de vouloir rester coincée de trop longues minutes de l’autre côté de la route. C’est alors qu’un bip venant de mon téléphone attira mon attention. Je nettoyai rapidement mes doigts pleins de lait en poudre sur le mouchoir froissé qui m’avait servi à essuyer les grosses gouttes de sueur perlant sur mon front, trahissant les trop nombreuses années passées hors de ce climat humide. Je sortis enfin mon téléphone du tote bag en pagne « fleurs de mariage » que Daniel m’avait offert lors de notre dernière excursion au marché artisanal de Cocody centre.
C’était maman.
Moyo n’oublie pas d’aller voir Marie-Anne au marché et de lui donner l’argent que Blandine t’a remis.
Marie-anne était la femme de mon cousin. Le premier fils de ma tantie Blandine. Je ne l’avais pas revue depuis trois ans, l’été où son union avec mon cousin avait été célébrée. Ce jour-là, en la voyant pour la première fois, resplendissante de mille reflets dorés dans sa tenue de reine Akan, je m’étais sincèrement demandé ce qu’une fille aussi belle, gentille et débrouillarde faisait avec mon cousin alcoolique ? Comment avait-il réussi à l’épingler ? Ce ne pouvait pas être sa richesse ni sa beauté qui l’avaient attirée, car il manquait cruellement des deux. Mais cette situation n’avait rien d’exceptionnel. Ce pays, à l’instar du reste du monde, était rempli de princesses-guerrières qui acceptaient d’épouser des crapauds moches, méchants et fauchés, juste pour pouvoir dire qu’elles avaient un homme à la maison. Personnellement, j'étais ravie de ne pas avoir à me soumettre à cette pression sociétale. Depuis l’opération chirurgicale fatidique qui avait enfoncé le dernier clou dans le cercueil de ma vie telle que je la connaissais avant et tué dans l’œuf le futur que j’imaginais, le peu d’énergie qui, à grand peine, alimentait mon corps tous les jours était précieux, et courir derrière un homme n’était donc ni dans mes aptitudes, ni dans mes projets. Environ un an plus tôt, ma mère m’avait raconté que Marie-Anne avait perdu son bébé, qui n'a pas survécu à sa naissance prématurée, un mois avant le terme. Mon cousin avait préféré laisser Marie-Anne faire son deuil et gérer son traumatisme physique et psychologique toute seule. Mais pas pour longtemps. Trois semaines à peine après cet accouchement funeste, Marie-Anne dû retourner prendre sa place de vendeuse de fruits et légumes sur son étal au marché d’Anono. Là-bas au moins, elle était entourée d’autres femmes qui la soutenaient moralement.
— Moyo! Moyo !
J’étais sur le point de traverser la rue devant la station-service du carrefour Garage lorsque j’entendis quelqu’un crier le surnom que seuls les membres de ma famille utilisaient. Je portai mon regard vers les reflets violets et orangés de l’horizon en cherchant d’où venait la voix. Je n’étais qu’à la moitié du chemin mais ici déjà, les allées boisées n’étaient plus qu’un lointain souvenir. La verdure avait été rapidement remplacée par une file interminable de voitures bruyantes, encadrées par une file tout aussi interminable de boutiques proposant des articles en tous genres. J’aperçu enfin une femme qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à ma mère. Elle me faisait signe depuis le siège passager d’une voiture coincée dans l’embouteillage. Sa voiture se trouvait au niveau de la pharmacie Saint Athanase et son boubou vert criard était assorti aux lumières de la pharmacie s’allumant au soleil couchant. Pendant un instant, je me demandai si la fatigue de cette marche m’était montée à la tête beaucoup trop vite pour que je ne puisse le remarquer. Est-ce que je commençais à halluciner ? Est-ce que ma mère avait décidé de me suivre à Abidjan sans me le dire ?
—Moyo ! Moyo ! ici ! C’est tantie Maryse ! , continua à crier la vision en agitant ses bras à l’extérieur de la vitre de sa voiture, accompagnée par les klaxons enthousiastes de son chauffeur, qui s’ajoutaient au vacarme ambiant et qui menaçaient de faire apparaître la migraine à laquelle j’avais échappé jusqu’à présent.
Je clignai des yeux et reconnutson visage. Tantie Maryse était de dix-huit ans l'aînée de ma mère mais elles se ressemblaient comme des jumelles . Mariée jeune à Abidjan, ma mère avait été envoyée chez elle à l’âge de quinze ans pour continuer ses études secondaires. Sans surprise, ma mère dû faire face aux brimades et à la violence physique et morale que suppose le fait d’être transformée en employée domestique non-rémunérée de la maison. En 1972, c’était le destin d’un nombre incalculable de jeunes filles qu’on envoyait vivre chez de la famille en ville, et aujourd’hui encore malheureusement, rien n’avait beaucoup changé. Au moins, ma mère ne s’était pas faite “chatnoiriser” par le mari de sa sœur, comme tant d’autres. Dans son malheur elle avait eu de la chance, je suppose. Lorsque mon grand-père était décédé il y’a environ dix ans de cela, ma mère avait retrouvé dans ses affaires les lettres qu’elle lui avait envoyées et où elle expliquait ce qu’elle subissait. Quand j’avais lu les mots qu’elle avait écrits à son père, je m’étais jurée de haïr cette tante jusqu’à la fin de ma vie.
“Papa je te jure, elle me frappe. Hier elle a même déchiré mes habits. Elle me donne à peine l’argent pour manger.”
Je décidai de continuer mon chemin comme si je n’avais ni vu ni entendu cette sorcière maltraitante. De toute façon, la circulation reprenait et sa voiture allait vite disparaître au loin. Si elle se plaignait auprès de ma mère, les écouteurs qui n’avaient pas quitté mes oreilles tout le long du chemin me serviraient d’alibi.
Mon téléphone se mit à sonner. Le nom de tantie Eulalie apparut sur l’écran. Je décidai de laisser sonner et de la rappeler plus tard. A l’allocodrome de la Riviera 2, je fus immédiatement alpaguée par plusieurs rabatteuses voulant me diriger vers leurs stands respectifs. Des stands perdus au milieu de dizaines d’autres, où s’affairaient des femmes estompées par l’uniforme robe en pagne élimée-tablier graisseux-foulard usé. La masse de femmes se préparait à allumer les feux pour braiser les poulets, les poissons et autres animaux qui allaient faire le régal de nombreux habitants du quartier et d’ailleurs. Appâtée par l’odeur des grillades, je décidai de commander un gros poisson braisé qui selon mes calculs devrait être prêt à ma sortie du salon de Bintou.
La femme chez qui je commandai mon dîner du jour me fit justement penser à ma tantie Eulalie. Je ne l’avais pas vue depuis qu’elle était retournée avec son mari trompeur sans vergogne, une espèce endémique qui pullulait dans ce pays. Une vingtaine d’années plus tôt, il avait fait déménager sa femme et leurs sept enfants près du CHU d’Angré pour pouvoir se rapprocher de la maison qu’il avait achetée à sa maîtresse. Bien sûr, lorsqu’elle l’avait appris, elle était allée faire un scandale chez ladite maîtresse. En revanche, toute la famille, à l’exception de mes parents, s’était rangée du côté de mon oncle. Enfant, je compris déjà que quelque chose ne tournait pas rond. Il fallait être folle, dans le déni ou beaucoup trop stupide, pour essayer d’être en couple avec un homme ivoirien en s’attendant à une quelconque fidélité intrinsèque.
C’est pour tout cela qu’à mon retour à Babi, j’avais décidé de me lancer dans une opération « Mougouli et Dabali » et non pas dans une Opération « Mougouli, Dabali et Sentiments môkô ». Lassée des humiliations, tantie Eulalie avait fini par quitter son mari et était revenue vivre seule avec ses enfants à Marcory où elle avait ses habitudes et sa communauté. Avec l’argent qu’elle avait mis de côté pendant ses années de femme au foyer, elle y avait ouvert un petit maquis, qu’elle baptisa « Chez Tantie Oyiri », de son nom de jeune fille. Son maquis qui ne resta pas petit pendant longtemps, grâce à ses talents de cuisinière et de femme d’affaire hors-pair. Les gens se déplaçaient des quatre coins de la ville pour venir manger chez elle. Le restaurant ne désemplissait jamais. Sauf que malgré toutes les humiliations qu’elle avait subies, elle avait quand même accepté de reprendre mon oncle lorsque celui-ci se retrouva vieux et sans le sou, et par conséquent sans intérêt pour sa maîtresse. Je n’avais jamais compris d’où les femmes tiraient ces réserves infinies de pitié pour des hommes qui non seulement ne leur cracheraient même pas dessus si elles étaient en feu, mais qui n’hésiteraient même pas une seconde à l’allumer eux-mêmes, ce feu. Je me fis une note mentale d’aller bientôt lui rendre visite et d’en profiter pour manger un bon placali sauce gombo bien gluant. Peut-être qu’à force de la côtoyer, je finirais par comprendre.
Je continuai à marcher en une ligne irrégulière sur la bande fine de goudron entre les voitures qui avançaient à la vitesse d’un escargot anémié. Les vendeurs et vendeuses à la sauvette avaient envahi les trottoirs au soleil couchant avec leur marchandises diverses et variées placées sur des cartons et autres petits stands de fortune. La satisfaction d’avoir au moins un peu bougé mon corps aujourd’hui en entamant cette balade pittoresque commençait à s’effriter. Je fis un dernier stop à un stand de fruits au bord de la route, alors que la blancheur de mon T-Shirt était déjà bien tachée de sueur jaunâtre. Je choisis deux grosses papayes bien juteuses et deux petits citrons que je me réjouissais d’avance de partager avec mon père sur la terrasse demain matin. Ce nouveau rituel qui s’était mis en place naturellement entre nous me donnait à moi aussi l'impression d’un peu rattraper le temps perdu.
J’arrivai enfin devant le local de Bintou qui se trouvait collé à une boutique de toilettage pour animaux, quelques mètres avant l’échangeur de la riviera 2. Je m’arrêtai un instant avant d’entrer et j’admirai la façade sobre du magasin. Bintou se tenait debout de sa grande taille au-dessus de la tête d’une cliente, la mine concentrée. Etienne quant à lui sortait de l’arrière-boutique en tenant en équilibre plusieurs grosses bouteilles de produits capillaires et en disant quelque chose à une femme que je ne connaissais pas. La femme portait un masque blanc et était assise derrière une table de manicure au fond du salon, en train de s’occuper des doigts d’une cliente. Le petit salon était volontairement minimaliste, des murs peints en beige, des étagères en bois plaqué clair, de grands miroirs simples entourés de petites ampoules diffusant une lumière chaleureuse et quelques plantes vertes artificielles en guise de décoration. Mon cœur se remplit de fierté pour ma go sûre. Elle l’avait fait, elle l’avait enfin eu son salon. Certes, il était encore petit et sobre mais il fallait bien commencer quelque part non ? Une go aussi intelligente, intéressante, et qui avait un amour du travail incompréhensible pour moi et la paresse qui me caractérisait. Une mère célibataire qui avait dû courir pour éviter les balles de la guerre avec son ventre de neuf mois. La dernière de dix enfants, née au moment où ses parents n’avaient plus les moyens, donc la seule qui n’avait pas pu dépasser l’école primaire. Une femme qui n’avait jamais cessé de rechercher le savoir par tous les moyens.
« Quand on vous dit de regarder autre chose que Novelas TV là, vous n’écoutez pas les gens » disait-elle très régulièrement aux autres coiffeuses du salon où elle travaillait auparavant.
Elle était accro aux chaines de documentaires et aux émissions de reportages sur tous les sujets, ce qui étonnait et intimidait toujours les hommes qui s’approchaient d’elle, pensant trouver une femme sotte, docile et manipulable. Bintou avait travaillé avec loyauté et intégrité pendant douze années pour une patronne ingrate qui ne reconnaissait pas sa valeur et qui parfois même ne lui payait pas son salaire, même si - la patronne étant absente la plupart du temps- le salon ne fonctionnait que grâce à elle. Waouh ! Bintou avait enfin son propre salon. Elle l’avait plus que mérité.
Je l'observais se concentrer sur son travail, son port altier supporté par un cou joliment coupé et ses doigts potelés tressant sa cliente à une vitesse surhumaine. En la regardant, je me dis que j’aurais aimé naître dans un pays où Bintou aurait pu continuer l’école, car sa scolarité n’aurait pas dépendu des revenus de ses parents; un pays où Marie-Anne n’aurait pas perdu son bébé à huit mois de grossesse par manque de moyens hospitaliers ; un pays où tantie Eulalie n’aurait pas eu à subir les humiliations causées par son mari trompeur soutenu par sa famille ; et un pays où ma mère n’aurait pas eu à subir tant de violence et de privations de la part de sa sœur et du mari de celle-ci. Evidemment, elles s’en étaient sorties, mais combien d’autres n’avaient jamais vu le bout du tunnel ? Elles méritaient toutes mieux que ça. Moi aussi, je méritais mieux que tout ce qui m’était tombé dessus ces dernières années. Mais enfin, si ça ne m’avait pas tuée c’est que je me devais d’essayer de vivre, non ? Après tout, « on est déjà nés » comme disent les Ivoiriens. Les larmes qui menaçaient de se déverser sans raison depuis le début de cette journée devinrent difficiles à retenir. Elles avaient enfin trouvé une bonne raison de submerger la digue que j’avais tentée de maintenir de toutes mes forces depuis le matin. Mes joues commencèrent doucement à se mouiller malgré moi, mais je mis fin à cet épanchement rapidement. Non, pas ce soir. Ce soir on ne pleure pas, ce soir on célèbre.
-Surpriiiiiiise ! criai-je en ouvrant avec fracas la porte du salon, faisant sursauter tout le monde. Mousso farima ! Alors madame la patronne ! On dit quoi ?